Travaux récents

élevage de poussière argentique pour élévation de nuage en suspens

Dehors, le paysage

Il est de coutume, lorsqu’on veut saisir l’essentiel d’une œuvre, d’en identifier le genre ; cette opération de l’esprit qui consiste à chercher comment classer une représentation permet de penser celle-ci selon des critères communs, sans que l’on puisse être certain, au fond, que les catégories mentales sur lesquelles notre perception se règle soient suf santes. Ici, à première vue, il semble être effectivement question de paysage : on reconnaît des vues montagne ou de neige et la figure humaine a déserté le champ photographique. Le mot paysage pose cependant un problème en ce sens qu’il désigne la somme des formants qui s’offrent à ma vue et dont mon regard embrasse d’un coup d’œil la totalité (dans les limites de mon champ visuel). Le paysage, en peinture ou en photographie, c’est quelque chose qui garde une trace secrète mais évidente d’un plaisir à contempler in visu un espace in situ. Le genre du paysage, c’est un type d’images qui nous re-présente (à nouveau) ce qui s’est trouvé devant l’auteur de l’image, et dont je partage en tant que spectateur l’expérience spatiale selon le point de vue qui fut le sien. Un espace commensurable, donc, quelque chose à la mesure d’un autre que soi mais dont on prend la mesure pour soi. Des retrouvailles, quoi.

Il serait assez difficile de dire, chez Thérèse Pitte, quelle fut sa place exacte dans les vues de montagne l’hiver. C’est quelque chose d’autre qu’une portion d’un pays et c’est en même temps un morceau de paysage. D’où vient, alors, cette sensation que ce que je vois ici dans la découpe carrée n’existe que pour elle et qu’il me sera impossible de me trouver un jour devant un tel spectacle ? Aussi exactement que ce nuage et que cette pâleur rugueuse. Au détail près. Car dans les tirages noir et blanc l’on serait bien en vaine de chercher à voir autre chose que des détails, mais des détails essentiels qui contiennent en eux-mêmes la somme des effets produits intimement par un certain paysage, un certain jour (mais à quelle heure ?) et pour une certaine artiste qui s’est mise à marcher par temps couvert.

Pendant ce temps, la matière

Camille Pissaro disait que dans « une masse, ce qu’il y a de plus difficile, ce n’est pas de détailler le contour mais de faire ce qu’il y a dedans. ». Dedans l’air, dedans la neige, et dedans le nuage qui obstrue la vue.

Ainsi, du réel du monde, Thérèse Pitte convoque surtout la force plastique dont elle extrait la matière à partir du négatif. L’argentique, ici, lui permet d’inscrire l’acte de réalisation de l’image dans une durée, sorte d’étirement de temps à l’intérieur duquel l’image latente participe du processus de création : une image se forme dans les strates mémorielles et émotionnelles, avant d’apparaître. Une image rêvée qui n’est pas une image de rêve. Un rêve d’image, qui ne peut s’éprouver qu’in situ, et qui, au final se travaille lorsqu’elle effectue le geste du tirage. Ce sont des paysages, donc, mais pas au sens où cela s’entend de prime abord. On l’a dit. Des vues à maturation lente, une levée d’espaces cotonneux qui sont ces nuages qui montent du fond de la vallée et qui tournoient sur eux mêmes de façon imprévisible.

Cette façon de procéder ressemble évidemment à s’y méprendre au geste du recadrage, sauf que l’idée du cadre ne fonctionne pas ici comme découpe, comme fragment du visible, mais comme une manière de retrouver une émotion d’ordre plastique, un détail, un matière et une émotion de minéralité, des états gazeux, solides et liquides qui se manifestent dans le paysage et qui font naître un désir en vue du tirage dans l’espace intime du laboratoire.

La pâleur des tirages et les dominantes de blanc laissent venir le papier sous l’émulsion. La neige qu’elle a brûlée, sur des tirages à la limite du visible, réapparaît. À peine. Les tonalités de gris et le grain de surface qui traduisent les matières visibles naissent de la rencontre entre des lignes de crête, inamovibles, et une brume qui est une surface d’affleurement éphémère. Comme si les valeurs tonales provenaient directement des matières et non de la lumière, absente, ici, mais qui se laisse révéler dans la lenteur de son exposition.

Jean Deilhes, université de Toulouse II Jean Jaurès.

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